2015-05-13

Moderato Cantabile (au départ...)

Il y a quelques jours, j'ai filé un coup de main à des amis pour déménager. Heureusement ayant eu les clés du nouvel appartement bien avant, ils avaient bien avancé les jours précédents et il ne nous restait que les meubles à transborder. Enfin presque. Deux cartons orphelins traînaient, mornes et solitaires. Leur poids laissait à penser qu'ils contenaient des livres et en me les faisant passer, le gars affecté au vidage du camion m'a lancé, ironique : "Fais gaffe, dedans il n'y a que du Marc Levy et du Michel Houellebecq !"

Il ne pouvait pas mieux tomber : ces jours-ci, j'étais justement en train de relire Les Particules élémentaires. Je lui ai donc rétorqué qu'il ne pouvait quand même pas comparer Levy et Houellebecq, même s'il n'aimait pas le second ! S'ensuivit une discussion pseudo-littéraire sur l'évolution du style de Houellebecq, et nos goûts respectifs en matière de roman, le tout en montant et descendant les quatre étages les bras chargés et le souffle coupé. Juste avant de s'effondrer, terrassé par une crise cardiaque*, il me conseilla de lire Moderato Cantabile de Duras, qui selon lui, écrivait de la "non-fiction, comme Houellebecq, mais quarante ans avant". Je n'avais aucune idée de ce qu'il sous-entendait par "non-fiction", je ne voyais pas vraiment le rapport avec Houellebecq, mais il avait l'air sûr de lui et c'était mon premier déménagement littéraire. Je me suis donc créé une note mentale (procédé un peu douloureux* mais très pratique) pour me procurer ce livre un de ces jours. Pour plus de sûreté, j'ai aussi créé une note sur mon iPhone 4. À propos, je cherche un iPhone 5 neuf et pas cher, même tombé du camion, à condition que la chute ait été amortie par la coque... Mais je m'éloigne du sujet.

Aujourd'hui, plus de 2 semaines après, c'était le jour de retour à la bibliothèque des livres empruntés par ma fille. Elle en a profité pour en choisir de nouveaux, sélection toujours délicate, essentiellement basée sur l'image de couverture, ma fille ne sachant pas lire. (Je réalise que la phrase précédente s'adapte en fait parfaitement aux choix de lecture de la plupart des adultes et d'un coup, je suis assez fier de ma fille de 4 ans !)

Après avoir longuement hésité entre des aventures de Simon le lapin (Stephanie Blake), d'Émilie (Domitille de Pressensé) ou de Raphie Rasibus (Sandrine Lévy, que je vous recommande chaudement si vous avez des enfants qui aiment les livres, contrairement à Marc...) pour finir par prendre un Trotro (pffffff)*, elle a accepté que je l'entraîne à l'étage inférieur, section adulte, où j'ai repéré et emprunté Moderato Cantabile.

Il est rare que j'emprunte des livres à la bibliothèque. J'ai sur ma table de nuit une pile énorme de bouquins en souffrance, qui a une forte tendance à monter à chaque fois que je passe chez un bouquiniste ou dans un vide-grenier... Certains sont là depuis plus de huit ans, et attendent encore, d'autres ne restent que quelques jours. Ce mode de sélection erratique est relativement incompatible avec les délais de prêt des bibliothèques.

La dernière fois que j'avais utilisé ces services, c'était pour Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre. Le pitch m'avait vraiment plu et je n'avais pas eu la patience d'attendre sa sortie en poche. Vous me direz (ou m'écrirez) que j'aurais pu l'acheter directement chez Albin Michel, en y mettant le prix, mais à cete période là de ma vie, j'étais très radin*. J'ai donc préféré faire jouer ma carte de bibliothèque, gratuite pour les chômeurs, donc pour les intermittents du spectacle qui, comme chacun sait, profitent honteusement d'un système socialo-permissif... Enfin, je m'éloigne du sujet... J'ai donc récupéré Moderato Cantabile de Marguerite Duras cet après-midi !

Quand on emprunte un livre à la bibliothèque, en tout cas dans celles d'Avignon, on a encore droit au coup de tampon avec la date de retour sur une petite feuille scotchée sur la première page. Et sur mon exemplaire (qui date de 1984, le livre date, lui, de 1958), cette feuille vaut le détour.


J'ai d'abord été frappé par la première date d'emprunt de ce volume, 25 mars 1986, je n'avais pas 11 ans ! On passe ensuite au 25 mars 1987, un an jour pour jour après ! Peut-être pour commémorer les neuvième et dixième anniversaires de l'élection de Jacques Chirac à la Mairie de Paris ? Puis suivent 1988 (deux fois) et 1991. 5 emprunts en 6 ans, Duras ne fait pas recette sur Avignon.

Mais là, tout s'accélère : 3 emprunts en 1992, 4 en 1993 ! Pourquoi ? Sûrement parce L'Amant, le film de Jean-Jacques Annaud d'après Duras était sorti en janvier 1992. Je me rappelle bien de cette date car le film était accompagné d'un parfum sulfureux. Il mettait en scène les amours d'une jeune française de 15 ans avec un chinois beaucoup plus âgé, le tout de manière très explicite... Allez, ça vaut bien une petite *, là. En fait, je crois que je m'en rappelle bien, parce qu'Estelle m'en avait parlé. Elle était dans ma classe, et m'avait raconté qu'elle était allée voir L'Amant seule au cinéma et qu'elle l'avait trouvé un peu trop axé sur le sexe, mais qu'elle allait lire le livre. Ça m'avait marqué. Une fille de 17 ans qui va seule au cinéma, qui choisit L'Amant plutôt que Terminator ou Le Cercle des Poètes Disparus, et qui parle de Duras à ses potes... Inhabituel ! Pour resituer un peu les centres d'intérêts et les sujets de discussion communément et tacitement admis à cette époque lointaine ou la puberté était proche (mais déjà derrière nous, hein !), nous discutions plus souvent des nombres complexes, de l'OM de Bernard Tapie et de qui avait déjà couché ou pas... Encore une fois, je m'éloigne du sujet...

La fréquence d'emprunt de Moderato Cantabile reste modeste mais régulière les années suivantes (tout de même 4 fois en 1995 et 1998, peut-être le livre était-il au programme d'un lycée du coin ?) avant de chuter complètement au début du nouveau siècle.

À l'étude de la fiche, on note aussi de fréquents changements de tampon-encreur. Le premier entre février et juillet 1992 (les caractères sont plus gros), puis entre mai 1997 et avril 1998 (on perd le point après les mois dont le nom trop long est abrégé), et encore entre décembre 1998 et septembre 1999 (on récupère le point perdu).

L'encre change également au fil des années, tant au niveau de la couleur (manque de continuité dans les choix personnels du responsable des achats de matériel de bureau ?) que de la quantité (on notera la bavure de février 1995, des fonds avaient sans doute été débloqués pour racheter de l'encre en début d'année, l'encreur semble légèrement trop plein.)

Il serait sans doute intéressant de coupler ces observations avec d'autres fiches d'autres livres. On pourrait ainsi affiner les estimations de fréquences de renouvellement du matériel, et même mettre tout ceci en relation avec les différentes majorités municipales élues à Avignon, puis en déduire l'intérêt réels des différentes formations politiques pour la culture dans la cité des papes. On pourrait, mais pas moi, non... je laisse ces quelques pistes de réflexion aux futurs enseignant-chercheurs en fiches de bibliothèques de l'Université d'Avignon.

Mais surtout, par-delà ce travail archéologique tout juste amorcé, aujourd'hui je m'inquiète. Car avec ma date de retour à moi, le 9 juin 2015, qui vient s'ajouter aux autres, comme une nouvelle strate dans la géologie Durassienne avignonnaise, il ne reste plus vraiment de place sur la fiche à tamponner du livre. En 2018 ou 2019, une nouvelle fiche vierge la remplacera pour le prochain emprunteur et tout un pan de l'histoire de la Bibliothèque Jean-Louis Barrault d'Avignon sombrera dans l'oubli, sans aucune traçabilité papier des emprunts de cet exemplaire de Moderato Cantabile pour les générations futures. C'est à elles que j'aimerais dédier toutes ces heures de sommeil que je viens de perdre à rédiger ce texte...

D'ailleurs, en parlant de temps perdu et passé, il va falloir que j'y aille, maintenant, si je veux lire le livre et le rendre avant la date limite !

*bien entendu, je déconne, là !

Il est minuit au moment où je poste cette photo et vous avez vu le nom des éditions ? Coïncidence ? Je ne crois pas...

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